Le tabouret de piano

« Le papa : Dis-moi, Berthe, ce qui t’amuse le plus à ta leçon de piano. Berthe : C’est de dévisser le tabouret pour le mettre à ma hauteur. »

Citation de Jules Renard, extraite de Bucoliques

« Mettre le tabouret à [sa] hauteur »
De prime abord, on peut y voir le souci du confort et le bienfait d’avoir le matériel adéquat : il faut un instrument, il faut un corps qui fonctionne, il faut des conditions pour que l’interface puisse se faire entre le corps et l’instrument ; ce ne sont pas des aspects à négliger, de loin pas, et nous avons la chance de vivre dans une société qui a, de manière générale même si de plus en plus cet état de fait est mis en péril par le retour de l’accroissement des inégalités sociales, les moyens de réaliser ses ambitions matérielles (penser par exemple au Conservatoire de Lausanne, nouveau départ en 1990 dans les Galeries du Commerce rénovées, avec 76 pianos à queue Steinway neufs).
Mais j’y lis aussi d’autres enseignements : on pourrait croire à la première lecture que Berthe va régler le tabouret de piano pour le descendre à sa hauteur, mais c’est sans voir qu’il faudrait alors dire « visser » le tabouret. Si Berthe dévisse le tabouret, c’est pour le faire monter afin qu’une fois assise dessus, elle soit à la bonne hauteur par rapport au piano pour pouvoir jouer : elle utilise le tabouret pour monter à la hauteur du piano.

Quand elle dit qu’elle met le tabouret à sa hauteur, je trouve l’ambiguïté du « sa » très riche symboliquement (concrètement, il n’y a pas d’ambiguïté : il faut mettre le tabouret à la bonne hauteur pour que l’enfant puisse jouer) et par extension pédagogiquement : un tabouret à la hauteur d’un enfant est-il un petit tabouret, sur lequel il puisse s’asseoir sans avoir les pieds qui balancent dans le vide, ou est-il un tabouret haut qui puisse lui permettre d’être à la hauteur d’un mobilier d’adulte au risque qu’il ne puisse même pas s’y installer tout seul. Il y a d’un côté l’autonomie de l’enfant, ses qualités propres, son fonctionnement spécifique ; de l’autre l’aspiration à grandir, à se développer, à tendre vers la vie d’adulte. Il n’y a pas à choisir – on ne le peut de toute manière pas : le destin de l’enfant est de grandir, et notre mission de pédagogues, de parents, d’adultes, est de le conduire dans ce « voyage ».

Mais il est bénéfique d’être attentif à cette tension pour que symboliquement, on soit alternativement dans la dynamique de mettre l’enfant à la hauteur du piano mais aussi capable d’imaginer le piano à la hauteur de l’enfant ; pas dans une idée de réduction, d’amoindrissement simplificateur, mais dans l’esprit de permettre l’intersection de l’univers de l’enfant avec celui de l’adulte qui lui enseigne ; voir avec ses yeux, entendre avec ses oreilles, mettre notre tabouret à sa hauteur.

François Mützenberg
Et merci à Karen Nioche pour cette belle citation.