A partir de la description d’un processus de métissage entre musique celtique traditionnelle et musique savante qui a lieu essentiellement entre la fin du XVIIème et le début du XIXème siècle et de l’évaluation des réussites et des échecs qui sanctionnent ce défi consistant à faire coïncider un système pentatonique avec une harmonie cadentielle, je m’interroge sur les richesses mais aussi sur les dangers du métissage en général, et de l’hybridation du répertoire utilisé dans le cadre de l’enseignement de la flûte à bec en particulier.
D’emblée, une mise au point me semble nécessaire : la mise en parallèle d’un phénomène historique et d’une situation pédagogique est de l’ordre du prétexte; certaines similitudes sont frappantes mais on ne saurait tirer de l’analyse d’un des deux membres de cette comparaison une leçon pour l’autre. Par ailleurs, je ne voudrais pas être mal compris lorsque je parle de risque ou de danger : ce ne sont pas des termes à comprendre nécessairement négativement car il n’y a pas lieu de tenir un discours sécuritaire dans le domaine culturel; les risques y valent généralement la peine d’être courus, et c’est dans cette perspective qu’il est utile d’en avoir connaissance.

Lorsqu’en 1707 est signé le traité scellant l’Union entre l’Ecosse et l’Angleterre, Edimbourg passe subitement d’un statut de capitale, siège du gouvernement écossais, à celui d’une ville provinciale à douze jours de voyage de Londres. Edimbourg cherche alors à compenser son manque de rayonnement politique par un rayonnement culturel. C’est ainsi que naît un mouvement artistique teinté de nationalisme qui se manifeste essentiellement dans le domaine de la musique et de la poésie. Les membres de ce mouvement s’attachent à promouvoir le répertoire traditionnel en le faisant imprimer et en l’habillant aux normes de l’art savant européen, ce qui signifie par exemple, pour les mélodies de ce répertoire, de les doter d’une basse continue.
L’effet d’attraction ne s’exerce pas seulement de l’Ecosse vers Londres et le continent mais aussi dans le sens inverse; il est piquant d’observer que deux compositeurs italiens de renom – Francesco Geminiani et Francesco Barsanti – s’établissent à peu près à la même période, l’un à Dublin (de 1733 à 1740 puis de 1759 à 1762), et l’autre à Edimbourg (de 1735 à 1742). Les deux s’intégreront de manière active dans ce contexte musical particulier et participeront à l’effort de transfert des oeuvres de style traditionnel vers les standards de l’art musical baroque.

Dans le cas qui nous occupe, le métissage présente des avantages et c’est en vue de ses bénéfices supposés qu’il a été volontairement mis en oeuvre : en encourageant la notation et la publication d’un répertoire méconnu, et en lui donnant une couleur plus concensuelle, il en facilite l’accès et répond à une demande; il donne également lieu à la création de formes nouvelles, générées par l’intersection de formes préexistantes dans les deux styles.
Mais il a aussi ses écueils : d’une part le risque de faire perdre à la mélodie traditionnelle écossaise, par l’ajout d’une basse continue, tout son charme celtique puisque son caractère pentatonique est plutôt contradictoire avec une harmonie cadentielle (la gamme pentatonique évite tout demi-ton alors que l’harmonie cadentielle s’appuie fondamentalement sur le demi-ton ascendant de la sensible vers la tonique et le demi-ton descendant de la résolution de la septième de dominante); le risque d’autre part, par la publication, de figer un répertoire dont la flexibilité était garantie par son insertion dans la tradition orale.
On trouve ainsi des cas où l’air d’origine est totalement dénaturé par le métissage et où l’on sent, sinon la maladresse de l’arrangeur, du moins le dilemme face auquel il se trouve par le fait que la mélodie est soit trop réfractère au changement, soit trop proche du style baroque pour ne pas y basculer à la plus petite modification de couleur harmonique.
Mais en dépit des difficultés techniques du challenge de ce mélange stylistique, on observe de belles réussites qui grâce à l’harmonie mettent effectivement en valeur la mélodie, sans altérer ce qui lui donne son caractère et la relie à ses origines, et produisent une musique à la fois typiquement celtique et dotée de tout le raffinement de la musique baroque savante.
Et si les réussites de ce métissage attestent une sorte de compatibilité «génétique» entre les deux styles en présence, on peut constater par ailleurs que le travail d’harmonisation savante des mélodies celtiques n’a pas fondamentalement infléchi le répertoire traditionnel. Ce dernier a continué à voloriser prioritairement la couleur modale, pentatonique et orientée vers le bourdon de ses mélodies et surtout à cultiver sa différence d’avec le répertoire dit «classique», préservant ainsi son identité : la mélodie celtique a en quelque sorte prouvé sa résistance, sa solidité.

À partir de l’exemple de ce métissage stylistique, j’aimerais tirer un parallèle avec certaines situations que l’on peut rencontrer aujourd’hui dans le cadre de l’enseignement de la flûte à bec. En effet, comme les musiques traditionnelles, la flûte à bec nous vient du passé et nous apporte, entre autre par le répertoire historique qui lui est attaché, les qualités et le parfum touchant de ses origines lointaines. Mais le fait qu’elle n’a pas subi ou bénéficié des modifications apportées aux autres instruments à vent à partir de la deuxième moitié du XVIIIème siècle, et qu’elle a en conséquence été exclue de l’orchestre, lui confère aussi une certaine étrangeté dans le paysage contemporain et la réduit à une sorte de marginalité. Il peut donc être tentant – et souvent couronné de succés – de vouloir atténuer ce sentiment d’étrangeté par le recours au métissage instrumentalo-stylistique qui consiste à faire jouer sur une flûte à bec un répertoire qui ne lui est pas destiné de prime abord mais qui correspond à un concensus stylistique plus largement établi.

Or, la pratique de l’emprunt est déjà très présente dans l’histoire de la flûte à bec. À la Renaissance, notamment, une grande partie de son répertoire est liée à l’instrumentalisation d’oeuvres polyphoniques vocales. Et à l’époque baroque, plusieurs compositeurs expliquent comment on peut adapter par la transposition une oeuvre destinée à tel instrument soliste pour tel autre (du traverso à la flûte à bec par exemple), de nombreuses collections de pièces à l’origine destinées au violon sont transcrites et publiées pour la flûte à bec, sans parler de cet exemple un peu extrême des opéras de Haendel publiés dans une version pour flûte à bec seule. Mais il ne faut pas oublier que ces emprunts se font à l’époque à l’intérieur d’un même style dans le cadre duquel les oeuvres ne sont pas toujours indissociablement liées à une instrumentation précise (le flûtiste de la Renaissance empruntait un répertoire vocal de la Renaissance; le flûtiste baroque empruntait un répertoire destinés à d’autres instruments mais de son époque); on ne courait pas alors autant le risque de perdre un rapport technique idiomatique à son instrument comme cela pourrait être le cas actuellement lorsqu’on se disperse dans trop de styles exogènes.

Aujourd’hui, le répertoire emprunté à des styles qui sont historiquement assez éloignés de la flûte à bec est attrayant pour l’élève flûtiste parce qu’il lui permet de se sentir mieux intégré dans l’espace musical qui l’entoure. L’attractivité joue pour l’interprète comme pour le public, mais elle n’est pas toujours effective. Le public peut être agréablement surpris d’entendre sur la flûte à bec une pièce d’un style auquel il ne s’attendait pas, qui lui est tout à fait familière et par conséquent facile d’écoute (comme La truite de Schubert ou un ragtime de Scott Joplin), mais il est capable aussi d’apprécier entendre quelque chose de neuf, de se laisser étonner par l’insolite d’une pièce contemporaine, ou de se confronter à un répertoire plus difficile (comme un ground d’Eccles, la sonate d’Anne Danican Philidor ou un trio du XVème siècle). Quant à l’élève, il n’est pas si rare selon mon expérience pédagogique, qu’il souhaite se concentrer sur un seul style (souvent la musique baroque) qui a sa préférence dans la palette des répertoires que je lui propose et qu’il développe et intègre, grâce à cette focalisation, une technique personnelle particulièrement bien équilibrée entre instinct et maîtrise.
Un autre attrait important de l’emprunt à un répertoire destiné à d’autres instruments est la stimulation qu’il apporte pour une extension des possibilités techniques sur la flûte à bec. Sans négliger cet apport, il ne faut pas non plus oublier que la flûte à bec porte dans ses «gênes» des qualités (type de sonorité; manière dont l’intrument est agencé du point de vue de sa facture, de son fonctionnement premier; manière dont sont mis en rapport dans son langage technique les doigts, les trous, le souffle, la langue, l’embouchure) qui ne sont souvent pas si bien mises en valeur par un répertoire emprunté que par le répertoire qui lui est destiné.

Et il me paraît intéressant de noter qu’on voit à cette sorte de métissage – qui n’est pas là un mélange stylistique à l’intérieur d’une même pièce, mais un mélange de pratiques stylistiques à l’intérieur de l’enseignement d’un instrument – les mêmes avantages : meilleure « visibilité » et attractivité, plus grande facilité d’accès, meilleure intégration. Mais aussi les mêmes inconvénients : le risque de perdre dans l’aventure un trop grand nombre des qualités intrinsèques de l’instrument qui en font le charme et l’intérêt. On peut dire que dans l’hybridation du répertoire employé pour l’enseignement de la flûte à bec comme dans le cas du métissage entre musique celtique et musique savante baroque, le succès dépend d’une bonne proportion entre les diverses parties du mélange et que comme une mélodie écossaise peut être mise en valeur par son harmonisation, l’utilisation de répertoires exogènes puisse se faire dans le respect et au service de la mise en évidence des qualités propres à la flûte à bec. Qu’en d’autres termes, on soit capable de trouver le subtil équilibre entre l’usage d’un répertoire attractif hors du champ traditionnel de son instrument et la promotion d’un langage musical qui lui soit idiomatique.

L’exemple des musiques traditionnelles, qui s’apprennent dans leur contexte le plus souvent par immersion, peut ainsi nous encourager à nous poser la question de la «langue maternelle» que nous voulons enseigner à nos élèves avant de leur faire gôuter aux «langues étrangères», non pas dans la négation de ces dernières, mais afin que, de même que la mélodie celtique a résisté à la dénaturation qu’elle risquait en se soumetttant au métissage avec la musique savante baroque, le langage instrumental de nos élève soit suffisamment établi pour que les emprunts et les ajouts venus d’autres répertoires soient perçus comme tels et puissent se greffer sur une base solide fondée sur une conscience précise de l’essence de leur propre instrument.
Il fut un temps de bon ton de sortir des sentiers battus stylistiques : cela permettait de faire preuve de dynamisme et de lutter contre la tentation de l’isolationisme qui peut facilement guetter ceux qui pratiquent un instrument marginal. Aujourd’hui, à l’heure du grand supermarché stylistique mondial, le moment vient peut-être de se recentrer sur son instrument et ses qualités, d’en être fiers et de manifester en tant que pédagogues notre confiance en ses capacités et en la richesse de ce qu’il peut exprimer simplement à travers le répertoire qui lui est propre.

François Mützenberg

Bibliographie :

Francesco Geminiani, Rules for playing in a true Taste […] Exemplifyd in a variety of Compositions on the Subjects of English, Scotch and Irish Tunes. [ca. 1748], préface.
Francesco Geminiani, A Treatise of Good Taste in the Art of Musick. [1749], préface.
Francesco Barsanti, A Collection of Old Scots Tunes. Edinburgh, [1742], préface.
David Johnson, Scottish Fiddle Music in the 18th Century, John Donald Publishers Ltd, Edinburgh, 1983.
Laurent Aubert, « Identité, intégration et représentation. La musique de l’autre ». in Genève Métisse, Ed. Zoé, Genève, 1996.
Laurent Aubert, Musiques migrantes. Musée d’ethnographie, Genève, 2005.